Historiquement taboues, les conversations autour des rémunérations sont de plus en plus courantes à la machine à café. Une petite révolution qui ne fait pas toujours le bonheur des managers.

L’argent, un tabou au bureau ? La question divise. Sur notre compte LinkedIn, nous avons interrogé les lecteurs des « Echos ». Résultat : 44 % estiment que c’est une mauvaise idée de parler de son salaire avec ses collègues face à 51 % qui jugent l’exercice nécessaire pour négocier (les 5 % restants n’ont pas le droit d’aborder le sujet avec leurs collègues). Avec 5.600 répondants, ce sondage n’a aucune valeur représentative mais illustre bien la crainte que le sujet inspire dans l’open space.

« Quand on demande son salaire à quelqu’un, il y a une petite gêne. C’est un peu comme demander l’âge d’une femme », observe Henri*, un jeune trentenaire employé dans la finance. Lui n’a aucune gêne à aborder le sujet mais il remarque que la discussion est plus difficile avec les plus âgés. « Je trouve ça naturel, je ne comprends pas le tabou, ça permet de savoir où on se place. Après, avec un senior qui a vingt ou trente ans de plus que moi je ne serai pas forcément à l’aise, je sais que ça va le bousculer », développe Henri.

Côté RH, on est plus frileux. « En tant que manager et RH, je n’ai pas envie que mes salariés parlent de leur salaire entre eux », tranche Séverine Loureiro, la directrice générale du Lab RH, une association pour l’innovation RH. « Quand ils en parlent, c’est un chiffre qui va être décorrélé de tout contexte. Cela peut mettre le manager en difficulté quand il va avoir à justifier ces écarts qui existaient peut-être pour de bonnes raisons à l’origine », poursuit celle qui a travaillé pendant plus de vingt ans dans les ressources humaines.

Un tabou préjudiciable

Henri se sert de ces informations pour négocier. « J’ai fait un « gap » de 30 % la dernière fois que j’ai changé d’entreprise », révèle-t-il. « Ce tabou porte plus préjudice aux seniors qu’aux juniors parce que l’information circule plus facilement entre jeunes donc ils ont plus de marge pour négocier. Résultat, on peut se retrouver avec un senior à 48.000 euros brut annuels, face à un junior à 43.000 ! Je ne trouve pas ça normal », s’agace Henri.

Parler de ses revenus a longtemps été tabou en France. Un héritage des traditions catholiques, qui s’ajoutait à la crainte de susciter de la jalousie. « A quelques générations près, nous venons presque tous du monde paysan. A cette époque, on gardait l’argent à la maison donc il ne fallait pas en parler, cela pouvait susciter des jalousies et, surtout, on pouvait venir vous voler », expliquait la sociologue Janine Mossuz-Lavau, interrogée dans « Les Echos » .

Mais il faut croire que les choses commencent à bouger. Selon une enquête publiée en septembre par le site Hellowork, 54 % des salariés se disent à l’aise pour parler rémunération avec leurs collègues, contre 17 % en 2019. Une autre étude récente de YouGov révèle que sept salariés sur dix seraient prêts à demander leur salaire à leurs collègues. Est-ce le fait des nouvelles générations ? Difficile à dire.

Aptitude à négocier

« Ça dépend aussi des personnalités, est-ce qu’on est à l’aise avec l’argent ? Avec l’idée que l’on vend des compétences contre de l’argent ? », analyse Séverine Loureiro. Les écarts salariaux peuvent notamment être dus au fait que certaines personnes sont très habiles pour négocier leur rémunération, tandis que d’autres n’osent pas réclamer d’augmentation.

« Le manager, il a une enveloppe restreinte pour les augmentations. Donc c’est sûr que si certaines personnes ne demandent jamais, il va plutôt l’utiliser pour contenter ceux qui demandent », explique l’ancienne RH.

Est-ce qu’on est augmentés parce qu’on se fait voir ? Ce qui pose évidemment le soupçon de celui qui fait des choses invisibles mais nécessaires, face à celui qui fait des choses inutiles et se met dans la lumière

Jean Pralong, expert en management

Derrière la question de dévoiler ou pas son salaire au travail, « il y a une question sous-jacente : qu’est-ce qui justifie les écarts de rémunération ? », se questionne le spécialiste du management Jean Pralong.

« Dans un monde parfait, la hiérarchie des salaires serait calquée sur la hiérarchie des performances. Mais, en réalité, le salaire est un phénomène de marché. Tout dépend de ce qu’on choisit de rémunérer : il y a des choses assez légitimes comme la performance mais d’autres qui le sont un peu moins comme l’ancienneté : est-ce qu’on rémunère des gens pour leur loyauté, pour le fait qu’ils soient restés ? », s’interroge l’expert.

« Est-ce qu’on est augmentés parce qu’on se fait voir ? Ce qui pose évidemment le soupçon de celui qui fait des choses invisibles mais nécessaires, face à celui qui fait des choses inutiles et se met dans la lumière », analyse le professeur à l’école de management de Normandie.

Bien qu’échanger sur son salaire avec ses collègues puisse être bénéfice pour le salarié, l’exercice n’est pas sans risque, surtout pour la direction. « En cas d’écart en sa défaveur, au meilleur des cas, le salarié demandera à être réaligné. Si cela ne fonctionne pas ou s’il ne le demande pas, il va être en perte de motivation, plus du tout investi et va finir par chercher ailleurs », prédit Séverine Loureiro. La directive européenne sur la transparence des salaires, qui sera transposée en droit français à partir de juin 2026, risque de mettre un gros coup de pied dans la fourmilière…

AVEC LES ECHOS